I
De la naissance, accroissement, Ètat florissant, dÈcadence et ruine des RÈpubliques.
II
S'il y a moyen de savoir les changements et ruines des RÈpubliques ‡ l'avenir.
III
Que les changements des RÈpubliques et des lois ne se doivent faire tout ‡ coup.
IV
S'il est bon que les officiers d'une RÈpublique soient perpÈtuels.
V
S'il est expÈdient que les officiers d'une RÈpublique soient d'accord.
VI
S'il est expÈdient que le Prince juge les sujets, et qu'il se communique souvent ‡ eux.
I Naissance des RÈpubliques.
La RÈpublique ayant pris son commencement, si elle est bien fondÈe, s'assure contre la force extÈrieure, et contre les maladies intÈrieures, et peu ‡ [p. 318] peu croÓt en puissance, jusqu'‡ ce qu'elle soit venue au comble de sa perfection, qui est l'Ètat florissant, qui ne peut Ítre de longue durÈe, pour la variÈtÈ des choses humaines†: qui sont si muables et incertaines, que les plus hautes RÈpubliques bien souvent viennent ‡ tomber tout ‡ coup de leur pesanteur†; les autres, par la violence des ennemis sont alors ruinÈes qu'elles se pensent plus assurÈes†; les autres vieillissent ‡ la longue, et de leurs maladies intÈrieures viennent ‡ prendre fin. Et [il] advient ordinairement que les plus belles RÈpubliques souffrent les plus grands changements†; et [elles] ne sont pas ‡ bl‚mer pour cela, si le changement vient d'une force extÈrieure, comme il advient le plus souvent, car les beaux Ètats sont les plus enviÈs. Et tout ainsi que DÈmÈtrius l'assiÈgeur n'estimait rien plus malheureux, que celui qui n'a jamais senti adversitÈ, comme si fortune jugeait un tel homme si l‚che, et si poltron, qu'il ne mÈrite qu'elle s'attache ‡ lui, [de mÍme] aussi voyons-nous des RÈpubliques si mal conduites, qu'elles font plutÙt pitiÈ aux autres, qu'envie. C'est pourquoi il est bien besoin de voir d'o_ vient le changement d'une RÈpublique, auparavant que d'en juger, ou la mettre en exemple pour Ítre suivie. J'appelle changement de RÈpublique, changement d'Ètat†: quand la souverainetÈ d'un peuple vient en la puissance d'un Prince†; ou la seigneurie des plus grands au menu peuple†; ou bien au contraire. Car changement de lois, de coutumes, de religion, de place, n'est autre chose qu'une altÈration, si la souverainetÈ demeure†; et au contraire, il se peut faire que la RÈpublique changera d'Ètat demeurant les lois et coutumes, hormis ce qui touche ‡ la souverainetÈ, comme il advint quand l'Ètat populaire de Florence fut changÈ en Monarchie. Et [il] ne faut pas mesurer la durÈe d'une RÈpublique ‡ la fondation d'une ville, comme a fait Paul Manuce, qui Ècrit que la RÈpu-[p. 319] blique de Venise a durÈ douze cents ans, [bien] qu'elle a changÈ par trois fois, comme nous dirons tantÙt
II Six changements de RÈpublique.
L'Ètats populaires, ou Royaumes, ce n'est pas changement de RÈpublique, mais origine, et naissance d'une ou plusieurs RÈpubliques nouvelles, comme il advint quand au pays de Suisse et des Grisons (qui Ètaient vicariats et provinces de l'Empire) se formËrent dix-huit RÈpubliques, tenant chacune son Ètat souverain. Et quelquefois deux RÈpubliques sont rÈduites en une, comme les RÈpubliques des Romains et des Sabins, furent unies en un Ètat, et, afin d'Ùter l'occasion des guerres civiles, ils ne furent appelÈs ni Romains, ni Sabins, mais Quirites, et les deux Rois quelque temps furent assez bons amis, jusqu'‡ ce que l'un e°t fait tuer l'autre. Ce n'Ètait donc pas qu'un peuple devint sujet de l'autre, comme il advient quand l'un Ètant vaincu se rend ‡ l'autre, et souffre la loi du vainqueur.
III Les bons Princes ordinairement sont successeurs des tyrans.
La nature fluide ravissant toutes choses, nous fait connaÓtre que l'un ne peut Ítre sans l'autre. Mais tout ainsi qu'on juge la mort la plus tolÈrable celle qui vient d'une vieillesse caduque, ou d'une maladie lente, et presque insensible, aussi peut-on dire, que le changement d'une RÈpublique, qui vient quasi de vieillesse, et aprËs avoir durÈ une longue suite de siËcles est nÈcessaire, et non pas toutefois violent†; car on ne peut dire violent, ce qui vient d'un cours ordinaire, et naturel ‡ toutes choses de ce monde. Et tout ainsi que le changement peut Ítre de bien en mal, aussi peut-il Ítre de bien en mieux†: soit naturel, ou [p. 320] violent†; mais celui-ci se fait soudainement, l'autre peu ‡ peu. Quant au changement volontaire, c'est le plus doux et le plus facile de tous†; quand celui qui tient la puissance souveraine s'en dÈpouille, et change l'Ètat en une autre forme, comme le changement d'Ètat populaire en Monarchie sous la dictature de Sylla, fut violent et sanglant ‡ merveilles. Mais le changement qui se fit de Monarchie couverte sous la dictature en Ètat populaire, fut doux et gracieux, car il se dÈpouilla volontairement de la souverainetÈ, pour la rendre au peuple, sans force ni violence, et au grand contentement de chacun. Ainsi, l'Ètat Aristocratique de Sienne fut changÈ en populaire, auparavant la tyrannie de Pandulphe, du consentement des Seigneurs, qui s'en dessaisirent entre les mains du peuple, et quittËrent la ville. Et tout ainsi que le changement de maladie en santÈ, ou de santÈ en maladie, peut advenir des qualitÈs ÈlÈmentaires, ou nourriture, ou bien des qualitÈs intÈrieures du corps, ou de l'‚me†; ou bien par la violence de celui qui blesse, ou qui guÈrit. Ainsi, la RÈpublique peut souffrir changement ou ruine totale par les amis ou ennemis extÈrieurs ou intÈrieurs†: soit de bien en mal, ou de mal en bien†; et bien souvent contre le grÈ des citoyens, qu'il faut contraindre et forcer, quand on ne peut mieux, comme les furieux et forcenÈs qu'on guÈrit contre leur grÈ, comme fit Lycurgue, qui changea les lois et l'Ètat Royal en populaire, contre le grÈ des sujets, ou de la plupart [d'entre eux]†: combien qu'en ce faisant il fut bien battu, et perdit l'un des yeux, [bien] qu'il quitt‚t la part que lui et ses successeurs avaient au sceptre Royal, comme Prince du sang, et des plus proches de la couronne.
iv Pourquoi le changement de tyrannie en Ètat populaire est le plus frÈquent.
Ètat populaire, ou de populaire en Monarchie, et pareillement de Monarchie en Aristocratie†; ou d'Aristocratie en Monarchie, et d'Aristocratie en Ètat populaire†; ou d'Ètat populaire en Aristocratie. Et de chacun Ètat six changements imparfaits, c'est ‡ savoir, d'Ètat Royal en seigneurial, de seigneurial en tyrannique, de tyrannique en Royal, de Royal en tyrannique, de tyrannique en seigneurial, de seigneurial en Royal†; autant peut-on dire de l'Aristocratie lÈgitime, seigneuriale, ou factieuse†; et de l'Ètat populaire lÈgitime, seigneurial, et turbulent. J'appelle changement imparfait, d'Aristocratie lÈgitime en faction, ou d'Ètat Royal en tyrannique, parce qu'il n'y a que changement de qualitÈs de bons seigneurs en mauvais, demeurant toujours la Monarchie en l'un, et l'Aristocratie en l'autre. Je ne fais point mention de Monarchie en Duarchie, ayant compris la Duarchie o_ deux Princes souverains commandent en une RÈpublique, en l'espËce d'Oligarchie†; autrement, on pourrait aussi faire une triarchie de trois Princes, comme il advint sous le Triumvirat de Marc Antoine, Auguste, et LÈpide, car puisqu'on laisse l'unitÈ indivisible, ou entre en nombre, et le nombre pluriel est contenu en deux, comme disent les Jurisconsultes. En quoi Aristote s'est mÈpris, qui appelle Royaume de LacÈdÈmone o_ deux Princes souverains commandaient auparavant Lycurgue. Mais outre ces changements que j'ai dits, il advient quelquefois que l'Ètat est tenu en souffrance, comme aprËs la mort de Romule, le peuple Romain fut un an sans Monarchie ni Ètat populaire, ni Aristocratie, car les cent SÈnateurs, qui commandaient l'un aprËs l'autre, n'avaient pas puissance souveraine, et ne commandaient que par commission†; vrai est qu'on peut dire que la souverainetÈ Ètait retournÈe au peuple, et la charge de commander aux SÈnateurs. Et quelquefois il advient [p. 322] que l'Ètat Royal, Aristocratique ou populaire s'Èteint†: il s'ensuit une pure Anarchie†: quand il n'y a ni souverainetÈ, ni Magistrats, ni commissaire qui ait puissance de commander, comme il advint entre le peuple HÈbreu, aprËs la mort de JephtȆ; en Syracuse, aprËs la mort de Dion†; en Florence, aprËs que la Noblesse fut chassÈe du peuple, qui demeura quelque temps sans gouvernement, comme le navire sans patron ni gouverneur†; et aprËs la mort d'Abusahit, Roi de FËs, le Royaume fut huit ans sans Roi, comme dit LÈon d’Afrique†; comme aussi aprËs les meurtres de plusieurs sultans d'…gypte, les Mamelouks Èlurent Campson, Roi de Caramanie, ayant ÈtÈ quelque temps en pure Anarchie†; et les Russiens Ètant las et recrus de guerres civiles par faute de Prince souverain, envoyËrent quÈrir trois Princes d’Allemagne l’an 865. Le dernier point est quand l’Ètat s'Èteint avec tout le peuple, comme il advint au peuple et seigneurie de ThËbes, qu'Alexandre le grand extermina avec leur ville, et aux Madianites, AmorrhÈens, et autres peuples exterminÈs par les HÈbreux, qui firent pÈrir, non seulement les RÈpubliques, [mais] aussi les peuples de la Palestine, [ce] qui n'est pas changement d'un Ètat en autre, [mais] la ruine [de celui-ci] et du peuple ensemble†; car il se peut bien faire, qu'un membre de la RÈpublique, une province soit exterminÈe, une ville rasÈe, et tout le peuple [de celle-ci] tuÈ, que la RÈpublique demeurera, comme il advint de la ville d’Arzille au Royaume de FËs, que les Anglais rasËrent, mettant tout le peuple au tranchant du couteau†; et Sebaste au Royaume d'Amasie, que Tamerlan Roi des Tartares traita de mÍme†; et la ville de Byzance, membre de l'Empire Romain, aprËs avoir souffert trois ans le siËge de l'Empereur SÈvËre, enfin fut prise, saccagÈe, rasÈe, tout le peuple tuÈ, et le territoire donnÈ aux PÈrinthiens, qui y b‚tirent depuis la ville appelÈe Constan-[p. 323] tinople, et maintenant Istanbul. Aussi, la Monarchie a cela de spÈcial, que les monarques souvent chassÈs par violence, les uns par les autres, ne changent point l'Ètat, [mais] qu'en peu de mois il advint de notre mÈmoire au Royaume de Telesin, ou le Roi Abuchemo fut chassÈ par le peuple, et Abyamein Èlu Roi, qui tÙt aprËs en fut chassÈ par Khayr al-Din Barberousse, qui n'en fut pas long temps seigneur, car Abuchemo retournant avec les forces de Charles V, Empereur, chassa Barberousse, et fit une cruelle vengeance de ses sujets, se constituant vassal et tributaire de l'Empereur†; mais tantÙt il en fut derechef chassÈ par Barberousse, sans que l'Ètat de Monarchie change‚t†; non plus que l'Empereur Romain, pour avoir eu quatre Empereurs en un an, l'un tuÈ par l'autre, demeurant nÈanmoins l'Ètat de Monarchie, pour le prix et loyer du plus fort
v Les changements d'Ètats populaires en seigneuries sont moins violents.
Commencement des Aristocraties. Et les sujets craignant retomber en tyrannie s'ils donnaient la puissance souveraine ‡ un seul, ou bien ne voulant souffrir commandement de leur compagnon, fondËrent les Ètats Aristocratiques, se souciant peu du menu peuple†; et s'il s'en trouvait quelques uns des pauvres et populaires qui voul°t aussi avoir part ‡ la seigneurie, on leur chantait la fable des liËvres qui voulaient commander aux lions†; ou bien si la Monarchie changeait en Ètat populaire, si est-ce nÈanmoins que les riches ou nobles emportaient tous les Ètats et offices, comme de fait Solon ayant fondÈ l'Ètat populaire, ne voulut pas que les pauvres et le menu peuple e°t part aux Ètats, ni les Romains, ayant chassÈ les Rois, [encore] qu'ils eussent Ètabli un Ètat populaire, si est-ce que les Ètats et bÈnÈfices Ètaient rÈservÈs ‡ la Noblesse seulement. Aussi, lisons-nous† que les premiers tyrans Ètant chassÈs, les hommes d'armes et chevaliers de fait, Ètaient toujours Èlus aux Ètats, et le menu peuple dÈboutÈ, jusqu'‡ ce qu’Aristide et PÈriclËs en AthËnes, Canuleius en Rome, et autres Tribuns ouvrirent la porte des offices et bÈnÈfices ‡ tous sujets. Et depuis, les peuples ayant dÈcouvert ‡ vue d'œil, et par longue suite des siËcles aperÁu, que les Monarchies Ètaient plus s°res, plus utiles, plus durables que les Ètats populaires et Aristocraties, et entre les Monarchies celles qui Ètaient fondÈes en droit successif du m‚le le plus proche, ils ont reÁu [p. 325] presque par tout le monde les Monarchies successives†; ou craignant la mort du Monarque sans hÈritiers m‚les, ont donnÈ conseil aux Princes de choisir un successeur, comme plusieurs Empereurs de Rome ont fait, et se fait encore ‡ prÈsent en plusieurs lieux d’Afrique†; ou bien le droit d'Èlection demeure au peuple aprËs la mort des Princes sans successeurs, ou bien ayant puissance d'Èlection, [bien] que les Princes aient enfants m‚les, comme les Royaumes de Pologne, BohÍme, Hongrie, Danemark, SuËde, NorvËge. Si les peuples ont eu un cruel tyran, ils Èlisent un Prince juste, et dÈbonnaire†; s'ils ont eu un Prince l‚che, ou effÈminÈ, ou contemplatif, ils cherchent un vaillant capitaine, comme firent les Romains aprËs la mort du Roi Numa (qui ne fit autre chose que rÈgler la religion et la police) ils Èlirent Tullus Hostilius bon capitaine. Et [il] advient ordinairement qu'aux plus forts et cruels tyrans succËdent les Princes Èquitables et justes, ayant vu l'issue misÈrable des tyrans, craignant tomber en mÍme inconvÈnient, soit pour Ítre ainsi appris et enseignÈs, soit que venant ‡ la couronne, on leur baille leur leÁon par Ècrit, retranchant leur puissance.