biologie
38
Pour conclure, il me semble que les modèles neutres de l’évolution culturelle et
les modèles de reconstruction phylogénétiques offrent des outils essentiels pour l’étude
de l’évolution culturelle. Ces outils sont cependant encore peu développés et manquent
. Par exemple dans le cas des manuscrits du ‘Canterbury tale’ (Barbrook,
Howe, Blake, & Robinson, 1998) ou encore dans le cas de motifs textiles (Tehrani &
Collard, 2002). Ces méthodes ont provoqués de vifs débats autour de ce que pouvaient
mettre en évidence ces résultats (Borgerhoff Mulder, 2001; Boyd, Richerson,
Borgerhoff Mulder, & Durham, 1997; Eerkens, Bettinger, & McElreath, 2006; Mace &
Holden, 2005; O'Brien & Lyman, 2003b). Les limites de l’approche phylogénétiques
sont résumés ainsi par Monique Borgerhoff Mulder :
The view that human history can be captured through the construction of
phylogenies is controversial for several reasons. First, unlike species phylogenies, where
each has a pretty clear hierarchical relationship to the others on account of most of its DNA
having been channeled through the same history, within-species phylogenies exhibit no
unique branching among units, be these individuals or populations. Second, humans have
extraordinary capacities for the horizontal transmission of cultural traits, between as well as
within groups, with elaborate systems of communication allowing for borrowing, learning,
exchange, imitation, stealing, and even imposition of traits between societies. Third, cultural
transmission fosters high rates of innovation, permitting rapid evolutionary change. Fourth,
cultural transmission does not preclude recombination, whereby merging groups combine
elements of each, a classic example being the Ariaal, a fusion of northern Kenyan Samburu
and Rendille pastoralists. It is therefore not only very difficult to reconstruct accurate
phylogenies of human cultural traits, but questionable that a single phylogeny captures
much of a group’s history. (Borgerhoff Mulder, 2001)
Cependant, d’une part plusieurs phylogénies culturelles ont été réalisées avec succès,
d’autre part on s’attend à ce que les reconstructions phylogénétiques soient plus ou
moins délicates, voir impossibles, en fonction des éléments culturels étudiés (de la
même manière qu’en biologie les reconstructions phylogénétiques sont plus ou moins
délicates en fonction des groupes étudiés). A terme, l’importance des méthodes
phylogénétiques dans le domaine culturel s’évaluera par le nombre d’études réussies et
celui-ci dépendra en grande partie de la possibilité d’adapter les méthodes
phylogénétiques aux cas culturels, donc en grande partie de notre connaissance des
mécanismes de transmission de la culture.
38 Nous ne parlerons pas ici des méthodes phylogénétiques appliquées au langage.
L
ES FORCES LIEES AU CONTENU DES ELEMENTS CULTURELS
La variation guidée correspond au fait que les individus peuvent modifier des
éléments culturels qu’ils ont acquis et les transmettre à d’autres personnes par la suite.
Dans le milieu scientifique par exemple, il arrive fréquemment qu’un scientifique publie
une théorie, que celle-ci soit reprise, modifiée et publiée sous une forme légèrement
différente par un autre scientifique, que cette dernière version soit elle-même reprise et
modifiée et ainsi de suite. Il s’agit d’un exemple du processus de variation guidée. Les
individus utilisent les éléments culturels précédents pour en créer de nouveaux, non pas
de manière purement aléatoire mais dans une direction donnée (pour trouver une théorie
qui rende mieux compte des faits dans le cas scientifique). D’autres exemples évidents
concernent les différentes versions des logiciels informatiques, les articles des
encyclopédies libres comme Wikipédia, et de nombreuses innovations technologiques.
Dans chacun de ces cas, l’évolution des éléments culturels considérés repose sur 1)
l’acquisition des éléments précédents, 2) leur modification dans une direction donnée et
3) la transmission de ces éléments modifiés.
Conséquences sur l’évolution culturelle
Pour modéliser les conséquences de la variation guidée sur l’évolution culturelle,
Boyd et Richerson (1985) proposent un modèle équivalent au suivant : imaginez que
l’on observe l’évolution des techniques de pêche d’une population insulaire isolée.
Appelons
i x la technique utilisée par l’individu i ( i∈[1, N]) au temps t et '
i
x
la
technique utilisée par le même individu au temps t+1. Boyd et Richerson font
l’hypothèse qu’il existe une technique optimale que les individus cherchent à atteindre
et qui dépend de la situation, appelons-la
0 P . La force de variation guidée correspond au
fait que les individus, entre deux pas de temps, observent les techniques utilisée par les
autres individus de la population et génèrent de nouvelles techniques qui
en moyenne
sont biaisées vers la technique optimale. Ce modèle est équivalent à celui que nous
avons proposé dans notre étude de la fidélité de l’imitation (voir l’équation 2.1). Pour
tel-00431055
continuer dans le même esprit, nous appellerons contribution causale sociale la partie de
l’élément culturel qui est transmise entre les individus et contribution causale
individuelle la partie modifiée par l’individu
39
'
(1 ) i i i x = fS + − f P
. On peut représenter la variation guidée
en prenant l’équation suivante (identique à 2.1) :
(3.1)
Dans cette équation
i S représente la contribution causale sociale et i P la contribution
individuelle.
f est un coefficient qui détermine l’importance relative des facteurs
sociaux et individuels dans la formation des nouvelles techniques. Si
f =1 par exemple,
les facteurs individuels n’ont aucun rôle et la technique n’évolue pas. Si
f = 0 , les
facteurs sociaux n’ont aucun rôle. Si l’on suppose que la transmission sociale est non
biaisée,
E(S) = x , et qu’en moyenne les transformations tendent vers la technique
optimale,
0 E(P) = P , dans le cas général où f ne vaut ni 0, ni 1, si l’on calcule le
changement moyen entre deux générations (équivalente à l’équation 2.2), on a :
0
Δx = (1− f )(P − x) (3.2)
Cette équation est identique à celle trouvée précédemment et dans ce cas, il est clair que
très rapidement la technique utilisée converge vers la forme optimale
0 P . Autrement dit,
si tous les individus modifient progressivement un élément culturel dans une direction
donnée, très rapidement cet élément prend la forme désirée. On retrouve ici le résultat
que nous avons obtenu dans le cas de l’imitation.
Evolution
Boyd et Richerson cherchent ensuite à établir sous quelles conditions
l’émergence de la variation guidée peut être favorisée par sélection naturelle par rapport
à un apprentissage purement individuel. Dans notre exemple, si la quantité de poissons
ramenés par les pêcheurs influence la fitness des pêcheurs, la méthode d’apprentissage
qui permet d’acquérir la technique la plus proche de la technique optimale va être
39 La contribution causale sociale correspond à ce qui a été appelé apprentissage social par Boyd et
Richerson et la contribution causale individuelle correspond à l’apprentissage individuel ou par essais et
erreurs. Comme il ne s’agira pas toujours d’apprentissage à proprement parler je préfère garder une
dénomination neutre vis-à-vis des mécanismes impliqués dans la production des éléments culturels.
favorisée par sélection naturelle. Pour étudier ces effets, ils comparent deux gènes, un
qui repose légèrement plus sur l’apprentissage individuel que l’autre (c’est-à-dire qui est
un peu moins fidèle dans notre modèle, qui a une valeur de
f plus faible), et cherchent
sous quelles conditions l’un ou l’autre des deux gènes est favorisé par sélection
naturelle.
Boyd et Richerson montrent que pour que la variation guidée évolue il faut que
le taux d’erreur lié aux facteurs individuels soit plus élevé que celui lié aux facteurs
sociaux. En effet, si la technique utilisée est entièrement déterminée par des facteurs
individuels (
f = 0 ), et que ceux-ci produisent de nombreuses erreurs (la variance de i P
est élevée), peu d’individus utilisent la technique optimale. Ce qui revient à dire que si
tous les pêcheurs apprennent à pêcher uniquement par eux-mêmes, il y a peu de
pêcheurs qui utilisent la technique optimale. Dans ce cas, c’est la distribution des
erreurs liées aux facteurs individuels qui détermine la fitness moyenne de la population.
Si on suppose au contraire que
f =1, c'est-à-dire si la technique est déterminée
entièrement par les facteurs sociaux, et si
0 x = P , c’est-à-dire qu’en moyenne la
technique utilisée est optimale, alors c’est la distribution des erreurs liées aux facteurs
sociaux qui déterminent la fitness moyenne de la population (la variance de
i S ).
Autrement dit, si les pêcheurs apprennent à pêcher uniquement en observant leurs
collègues et qu’ils n’arrivent pas à imiter correctement leur technique alors peu de
pêcheurs utilisent la technique optimale.
Les autres résultats de Boyd et Richerson peuvent s’analyser en termes du
rapport entre les erreurs liées aux facteurs individuels et celles liées aux facteurs sociaux.
Dans un environnement constant et homogène par exemple, la sélection génétique
favorise l’apprentissage social si le taux d’erreurs par apprentissage individuel est élevé.
Autrement dit, si les champignons qui poussent en forêt sont toujours les mêmes, et
étant donné qu’il en existe de nombreux qui sont toxiques, la sélection naturelle favorise
l’émergence d’une capacité d’apprentissage qui repose essentiellement sur le
comportement des autres, pas sur un mécanisme d’essais et erreurs qui produit souvent
des erreurs mortelles. Si au contraire l’environnement est constant et que le mécanisme
d’apprentissage individuel ne produit pas d’erreur, alors la sélection naturelle favorise
ce dernier mécanisme. Dans un environnement hétérogène, si, par exemple, différentes
îles sont reliées entre elles par des phénomènes de migration et qu’à chaque île
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