Introduction
Les années 1990 ont été à de nombreux égards une décennie de changements
profonds dans la politique mondiale. Sur le plan géopolitique, on a assisté à la fin
de la bipolarité qui marquait profondément les relations entre États. Sur le plan
économique, les années 1990 ont été caractérisées par une forte croissance des
flux d'échanges transnationaux de tous types (marchandises, capitaux, migrations)
et la notion de mondialisation est entrée au coeur des débats. Sur le plan
idéologique enfin, la décennie 1990 s'illustre par le triomphe du néolibéralisme qui
s'est étendu au reste du monde à partir de ses origines anglo-saxonnes. Le concept
de mondialisation, entendu comme la transformation du rôle de l’État, la
transnationalisation des politiques et la montée en puissance d'acteurs nonétatiques,
recoupe largement les changements évoqués ici et s'est imposé malgré
l’ambiguïté impliquée par son utilisation. La discipline des relations internationales
continue de s'interroger sur les causes et les mécanismes à l’oeuvre dans ces
dynamiques de changement. Cette décennie est une période charnière, à la fois
pour la politique mondiale et pour la discipline des relations internationales qui s'est
enrichie de nouveaux débats et de nouvelles contributions importantes. En effet, la
fin de la bipolarité et l'accélération de la mondialisation contemporaine mettent à
mal certains fondements des approches classiques des relations internationales. Le
néo-réalisme, dominant dans les années 1980, se voit reprocher son caractère
statique et a-historique (Keohane, 1986). Il nie la portée des changements sur la
politique internationale (Waltz, 2000). Le libéralisme oscille lui entre le statocentrisme
de l'approche des régimes (Krasner, 1983; Keohane, 2005) et
l'hyperglobalisme de certains auteurs annonçant le triomphe des marché sur le
système inter-étatique (Ohmae, 1999). L'économie politique internationale, née
dans les années 1970, se retrouve au coeur de la discipline en raison de
l'importance évidente des questions économiques lors de cette décennie et du
foisonnement des débats sur la mondialisation (Kofman and Youngs, 1996; Scholte,
2000; Held and McGrew, 2007; pour une critique, voir Rosenberg, 2000). Les
approches hétérodoxes d'économie politique internationale analysent notamment la
montée en puissance des autorités privées transnationales dans ce contexte de
mondialisation (Cutler et al., 1999a; Graz and Nölke, 2008).
Deux hypothèses existent quant aux effets de ces changements sur la distribution
du pouvoir dans l'économie politique internationale. D'un côté les approches
libérales analysent ces changements comme un embryon de démocratie
transnationale (Boli et Georges, 1997). Les approches critiques insistent au
contraire sur le fait que ces bouleversements ont perpétué, voire renforcé des
phénomènes de domination de l'économie politique mondiale par certains acteurs
privés (Gill, 1990). Dans cette deuxième hypothèse, une littérature s'est
développée autour des notions de classe capitaliste transnationale ou d'élite
transnationale (pour une réflexion récente sur ces notions, voir Carroll, 2010).
Comme nous le verrons, les approches utilisant ces notions, par leur caractère
structuraliste, ont tendance à donner une image uniforme de la politique mondiale
et à se focaliser sur la stabilité plutôt qu'aux perspectives de changement (Phillips,
2005). Cette contribution s'intéresse donc aux agents favorisés par leur position
structurelle. Elle étudie particulièrement l'évolution de la configuration de leurs
rapports, entre eux et avec les agents non-dominants, afin de mettre en lumière les
évolutions et les perspectives de changements plutôt que la stabilité de la
domination. Elle s'inscrit donc dans une perspective critique telle que définie par
Robert W. Cox (1981, pp. 134-135). Pour ce faire, des outils conceptuels issus de la
sociologie des élites permettent de remettre l'agent au centre de l'étude
Ces configurations évoluent et
permettent d'expliquer le changement, d'abord au niveau sectoriel, mais aussi au
niveau global. L'analyse se concentre ici sur les concept d'élites et de champ et
tente de les appliquer au niveau transnational. L'étude des élites, notamment telle
qu'elle a été conceptualisée par Wright Mills (2000 [1956]), se focalise sur les
processus d'unification de différentes élites spécialisées et apporte un caractère
dynamique à l'étude de la domination. Le concept de champ, développé par
Bourdieu (1993 ; 2000) permet l'analyse d'un espace social particulier de
domination, relativement autonome, et de ses relations avec un espace de lutte
sociale plus global.
Cette étude prend l'exemple du secteur de la gouvernance de l'Internet, comme
espace transnational de lutte relativement autonome, mais inséré dans des
dynamiques de changement plus globales dans une période marquée par le
triomphe des idées néolibérales. Elle rappelle quelques éléments de la genèse de ce
champ transnational afin de montrer qu'une élite du pouvoir s'y est formée,
caractérisée par sa cohésion idéologique et sa capacité de circulation
institutionnelle. L'étude des élites transnationales de la gouvernance de l'Internet
peut permettre de mieux comprendre le changement dans les formes de
gouvernance du secteur des télécommunications. L'argument principal est l'idée
selon laquelle les élites transnationales sont un type d'acteur majeur dans la
politique mondiale et participent au changement dans leur champ d'action
spécialisé ainsi que sur le plan général de la politique mondiale. Leur étude permet
une perspective plus différenciée et contextuelle des dynamiques de changement
global en focalisant l'étude sur les acteurs de changement plutôt que sur les
structures de domination.
Nous verrons dans un premier temps en quoi la gouvernance de l'Internet constitue
une étude de cas intéressante pour réfléchir à l'autorité privée transnationale et
aux changements apportés par le processus de mondialisation. Dans un deuxième
temps, les approches critiques d'économie politique internationales seront
mobilisées afin de penser le changement international et les nouvelles formes de
gouvernance en incluant les acteurs non-étatiques à l'analyse. Puis, nous
introduirons les concepts d'élite du pouvoir et de champ afin de complémenter les
approches critiques d'économie politique internationale en adoptant une vision
différenciée et basée sur les acteurs qui permette de penser le changement
sectoriel et global dans la politique mondiale.
La gouvernance de l'Internet comme