première réflexion, on se trouve embarrassé entre deux difficultés, entre deux explications. — D’une part, la pensée paraît plus claire que toute définition ; elle est « la lumière intérieure » sans laquelle rien ne serait pour nous et qui, loin de recevoir son irradiation des objets, semble, devant une réflexion critique et approfondie, les illuminer à son propre foyer. Eclairante, elle ne pourrait [X] donc être plus éclairée sur elle-même par la réverbération des rayons qui servent à lui faire prendre conscience de cette source intérieure : tout ce qu’elle peut concentrer de reflets lumineux n’égale pas ce soleil invisible d’une pensée qui ne saurait s’apercevoir immédiatement qu’en une sorte d’éblouissement indistinct. — D’autre part, ce qui est éclairé, tout en contribuant à révéler la lumière, ne la fait pas connaître elle-même en son centre ; et, faute de pouvoir fixer utilement le foyer rayonnant, nous sommes réduits à détourner notre vue d’un spectacle stérilisant pour nous tourner, comme les prisonniers de la caverne, vers ce mélange d’ombres et de clartés qui compose la figure de ce monde, à moins qu’il ne faille dire le rêve de l’esprit.
Déjà donc notre embarras semble se préciser par la vue confuse d’une équivoque sur la pensée et d’une sorte de diplopie : nous oscillons des objets pensés au sujet pensant sans pouvoir déterminer ce qu’il y a d’éclairé ou d’éclairant en eux, ou plutôt en étant comme forcés d’admettre qu’ils ont alternativement l’un et l’autre de ces rôles. Nous ne réussissons d’ailleurs pas à séparer ces aspects apparemment solidaires pas plus qu’à définir exactement la causalité réciproque d’éléments supposés distincts et relatifs l’un à l’autre ; impossible donc de justifier le présupposé d’une dualité ni par conséquent l’idée même d’une relation ; car la notion de sujet et d’objet, dont le criticisme et le relativisme partent comme de données primitives et évidentes, est tardive, factice, invérifiable.
Aussi un examen un peu attentif nous révèle une difficulté plus complexe, plus profonde que celle où nous étions d’abord tentés de nous arrêter. Ce n’est pas une simple diplopie, même incurable, c’est une triplopie qui brouille nos réflexions, comme nos regards sont troublés devant ces images artificieuses dont on ne sait dire si [XI] elles ont les yeux ouverts ou clos. En fait et indépendamment de toute théorie, la pensée comporte trois significations qu’on ne peut ni isoler, ni réduire à l’unité, ni simplement juxtaposer. Tour à tour, — elle est ce qui est pensé ou tout au moins pensable, — elle est ce qui est pensant, produisant, agissant, elle est ce rapport mystérieux entre ce qui semble les deux données précédentes ; mais ces données elles-mêmes ne sont affirmées comme telles que par une élaboration abstractive dont la réflexion savante a échoué jusqu’ici à découvrir les éléments primitifs et à justifier les démarches progressives.
Or, si elle ne rend pas compte de ces constatations et si elle ne montre pas l’harmonie de ses fonctions, une étude de la pensée ne répond pas aux plus nécessaires exigences auxquelles elle doit satisfaire. Nous avons à rendre intelligibles ces oppositions, ou tout au moins ces alternances, qui forment la vie en même temps que l’obscurité et la clarté mêlées de la pensée. Nous avons à aider par là même la pensée à réaliser son œuvre, à diriger son développement normal, à viser sinon à atteindre sa fin véritable [1].
Il est vrai que la pensée offre cette triple existence : fondée dans les êtres, elle est, en outre et à la fois, réalité subjective, subsistance originale et promouvante ; mais il est indispensable de doser, si l’on peut dire, tous ses [XII] ingrédients vitaux. Il est non moins urgent d’en décrire et même d’en procurer la genèse réelle, normale, féconde. Il y a une façon de théorétiser sur elle qui la réduit à des simulacres figés en gestes, peut-être expressifs, mais inopérants, comme ce génie ailé de la place de la Bastille qui, paraissant s’élancer on ne sait vers quel but, ne peut ni s’envoler, ni, comme le dit la chanson, lâcher la colonne et sauter jusqu’en bas. Nous cherchons, non une effigie de la pensée, mais une philosophie à la fois explicative et efficiente.
Si la réflexion n’a pu trop souvent qu’obtenir des poses immobiles, alors que la vie réelle est un continu mouvant, recueillons donc les enseignements de la pensée en acte au profit de la pensée savante et opérante. Notre espoir est d’étendre à l’œuvre philosophique elle-même les méthodes qui permettent à l’œuvre de la nature et à la spontanéité de l’esprit de passer outre et de résoudre, au moins transitoirement, les difficultés devant lesquelles les procédés abstraits ont le double tort d’échouer et d’offrir ou de fictives solutions ou des antinomies inextricables. (2)
Dès cet examen liminaire qui met en cause la possibilité, la probité, l’efficacité de notre enquête, nous apercevons déjà quelques-uns des caractères inédits de la question à poser, quelques-unes des implications dont nous avons à tenir compte pour qu’une science de la pensée ne se perde pas, — avant même de s’être trouvée, — dans des théories précipitées, subrepticement frauduleuses et inévitablement décevantes.
Peut-être ces indications, en entr’ouvrant les perspectives qui sont à explorer, nous font déjà comprendre pourquoi tant de théories ont enlacé et même étouffé l’étude foncière de la pensée dans le problème de la connaissance, pourquoi aussi tant d’ingéniosité s’est dépensée pour aboutir, après de spécieuses explications, à des [XIII] échecs, à de partielles solutions, impossibles à pousser jusqu’au bout et contradictoires les unes avec les autres. Et l’image qui vient à l’esprit en présence de ces tiraillements sans fin dont les systèmes ne s’affranchissent qu’en cassant le fil, c’est celle d’un écheveau embrouillé.
[1] Pour les notes rapides qui trouvent place au bas des pages, nous userons des lettres minuscules de l’alphabet : a, b, c... comme on vient déjà de le remarquer. Nous réservons l’emploi des chiffres 1, 2, 3... qui croîtront autant qu’il sera nécessaire pour l’ensemble de l’ouvrage, à des commentaires explicatifs ou justificatifs, sortes de « digressions », au sens pascalien de ce mot, qui nous ramènent, par des voies diversement utiles à explorer, au centre unique et constant de nos perspectives. Dès la fin de cette note, le chiffre 1 renvoie le lecteur au premier de ces « excursus » qu’il convient de lire dès à présent. Du reste, nous pourrons, chemin faisant, renvoyer le lecteur plusieurs fois à un même excursus quand il y aura intérêt à le méditer sous des aspects différents. (1)